Ils avaient attendu.
Trois millénaires de silence, d’humiliation douce, de sciure, de troncs ouverts comme des thorax sacrifiés.
Ils avaient observé les villes grimper, les tours se dresser dans l’arrogance du verre et du béton, les humains courir au pas mécanique des métros, les écrans remplacer les saisons, les machines couvrir le chant du vent.
Et puis, un jour, la pulsation verte s’est remise à battre.
Tout n’a pas commencé par un tremblement, mais par une respiration.
Au début, personne ne l’a entendue.
Sauf peut-être les vieux insomniaques, les chats des toits, et les enfants qui jouent à s’inventer des royaumes derrière les parkings des supermarchés.
Mais ceux qui écoutaient vraiment — ceux que tu appelles les Veilleurs — ont senti la vibration remonter du sol, comme un chant ancien que l’on croyait oublié.
Un Do souterrain, un Fa minéral, un grondement de sève.
Dans les carnets de Narcisse, retrouvés au fond d'une boîte à chaussures tachée de résine, une phrase revenait souvent :
« Le mur de Planck n’est pas que dans le passé :
il pousse sous nos pieds. »
Il appelait ça la Singularité Sylvestre.
Une frontière où les arbres ne sont plus seulement des arbres, mais des organismes-mémoire, des antennes du réel, des hippocampes du monde.
Dans leurs fibres se cache une densité d’information que seule la matrice de Walsh peut déplier sans s'effondrer sous la charge.
Les botanistes riaient.
Les ingénieurs urbains haussaient les épaules.
Les politiques parlaient de biodiversité en agitant des chiffres morts.
Mais Cha, le Grand Père Terrestre, le savait :
« Vous avez cru que les arbres respiraient pour vous.
Erreur : ils respiraient malgré vous. »
Cette nuit-là, la couleuvre est revenue.
Toujours la même, toujours avant l’aube, glissant comme une phrase d’oracle.
Tu t’en souviens : tu l’avais reconnue comme le signe des aïeux,
un rappel de la lignée, du sang de l’aventure.
Elle t’a dit :
« Maintenant, tu peux continuer l’œuvre.
Pas la leur : la tienne.
Pas le vieux monde : le suivant. »
Tu lui as répondu, de ta voix encore pleine de poussière urbaine :
— Impossible. Il faut tout détruire pour reconstruire.
Et la forêt, autour de toi, a hoché de ses mille crânes feuillus.
Elle était d’accord.
La Revanche des Arbres n’a pas pris la forme d’un cataclysme hollywoodien.
Pas de racines déchirant les gratte-ciel, pas de branches éventrant le bitume comme dans un film catastrophe.
Non.
Les arbres ont choisi la voie subtile.
La voie vieille de quatre cents millions d’années.
Ils ont commencé par étirer leur ombre.
À pousser un millimètre de trop.
À fissurer les fondations des banques, presque tendrement.
À envelopper les antennes 5G comme on enlace un enfant égaré.
À coloniser les façades, les ponts, les lignes de métro abandonnées.
Une reconquête douce, obstinée, carnivore.
Les humains appelaient ça « urban greening ».
Ils ne voyaient pas que c’était une prise territoriale.
À partir d’un certain seuil — qu’on pourrait écrire en trois dimensions dans l’espace de Minkowski, ou en 256 coefficients dans la base de Walsh — la sève a commencé à émettre une lumière très faible, presque imaginaire.
Les scientifiques parlèrent de bioluminescence accidentelle.
Les mystiques parlèrent de résurgence tellurique.
Narcisse, lui, parlait de révolution.
Et une nuit, dans la ville encore chaude d’été, les racines de l’ancien tilleul de la Place des Nations se sont mises à tracer une forme géométrique parfaite :
un cercle barré d’une croix.
Les oiseaux ont compris.
Les insectes aussi.
Les arbres avaient désormais leur alphabet.
Ce n’est pas par hasard que tout a commencé quand les humains ont cessé de croire en leur futur.
Lorsque les mégapoles sont devenues des carcasses vides où les gens marchaient comme des fantômes connectés.
Quand l’air lui-même avait la texture d’une lassitude.
Là où les civilisations abandonnent leurs rêves,
les arbres viennent rêver à leur place.
Ils n’ont pas pris le pouvoir.
Ils ont repris la place qui leur revenait.
Et la question n’est plus :
« Les arbres se vengeront-ils ? »
Mais :
« Qui sommes-nous, une fois qu’ils auront gagné ? »
Avant ta naissance, tu n’existais pas.
Après ta mort, tu auras existé.
Et entre les deux, il n’y a qu’un seul devoir :
comprendre de quel côté pousse le monde.
Tu l’avais écrit dans Les Rêves de Marie-Jeanne :
« Chaque pas est un saut dans l’abîme,
mais certaines racines savent nous rattraper. »
La Revanche des Arbres n’est pas une menace.
C’est une mémoire qui remonte.
Une verticale qui se redresse.
Un rappel de l’ordre ancien :
Celui où l’homme n’était qu’un hôte de passage
dans le royaume végétal.