Entr�e des squartistes

Par Dupont�Pascal, publi� le 08/06/1995

Talentueux mais fauch�s, quelques centaines de peintres et de sculpteurs ont investi des lieux inoccup�s de la capitale. Une r�appropriation qui n'est pas du go�t de tout le monde..

Le passage Turquetil appartient � un Paris noir et blanc dont l'image se fane chaque ann�e un peu plus. Dans cet �lot du XIe arrondissement, blotti derri�re la Nation, les cours vides r�sonnent encore du tumulte qu'y faisait un petit peuple d'artisans aujourd'hui oubli�. C'est l� qu'un jour, Pedro, S.P.38, Agn�s, Le Bateleur, Momo, Davis et les autres ont pouss� la porte d'une fabrique de mannequins abandonn�e, d�logeant une compagnie de chats qui y avait �lu domicile avant eux.
Pedro, S.P.38, Momo et les autres ne sont pas abonn�s � la cloche ni au Kiravi. Ils sont peintres. C'est comme �a, quand on est artiste et mis�rable en cette fin de si�cle: il faut parfois forcer des portes pour se cr�er un chez-soi. En tout cas, une communaut� d'artistes �tait n�e, la Zen Copyright, signature collective qui allait bien � ces �SDF de la peinture�, tous plus gentils et m�ditatifs les uns que les autres.
Parmi les rares voisins, certains les regardaient de travers. Tous n'�taient pas hostiles. Quelques petites dames avaient m�me pris en affection ces jeunes gens - certes mal peign�s - qui se battaient pour emp�cher le quartier de mourir. Un matin, pourtant, ils avaient disparu. Accompagn� de ses hommes, un ordre d'expulsion � la main, le commissaire du coin les a pri�s de plier bagage. La Zen ayant �clat�, seul le noyau dur s'est reform� au 7 de la rue du Dragon, dont l'occupation commen�ait � peine.
Le premier contact avec le squat germanopratin tient de l'hallucination: on rencontre un Mgr Gaillot longeant un mur, un sac-poubelle � la main, sous une inscription proclamant que �le march� lie l'art � la d�linquance de l'esprit�. Au cinqui�me �tage, le moral des artistes est en berne. Expulsions � r�p�tition, d�che, conflits d'ego, r�flexions sur l'art loin du public: la vie d'artiste n'est pas rose. D'ailleurs, beaucoup ont raccroch� les pinceaux pour s'investir dans la lutte, au sein du journal �Droits devant�, par exemple.
L'aventure de la Zen Copyright n'est pas isol�e. Avec le passage Turquetil, plusieurs grands squats ont ferm�: boulevard Richard-Lenoir, rue d'Edimbourg ou avenue de Saint-Ouen. �C'est quoi, la solution, interroge un sculpteur squatter? Payer? Mais combien de jeunes artistes en ont les moyens?� Aux derni�res nouvelles, Jacques Monory lui-m�me aurait du mal � boucler ses fins de mois. C'est dire.
Paris ne tol�rerait plus ses marginaux? La ville bannirait ses artistes et leur utopie nomade, ponctu�e de f�tes folles? Au sens propre, elle tenterait de les rejeter au-del� de ses fronti�res? Par d�finition, un squatter est une personne qui occupe - sans droit ni titre - un logement. Ils sont des milliers � Paris � s'installer dans des espaces immenses et abandonn�s, souvent d'anciennes usines ou fabriques. Parmi eux, pas mal d'artistes. On les appelle les squartistes. Depuis le 1er mars 1994, les squatters sont hors- la-loi. Ils risquent un an de prison ferme et 100 000 francs d'amende au titre d'un article du nouveau Code p�nal, propos� par Jacques Toubon. Ajoutez � cela la �loi antitag�, qui pr�voit trois ans de prison pour les graffiteurs, et vous comprendez que le pouvoir, de droite ou de gauche, n'aime pas les barbouilleurs.
Peintres, sculpteurs, photographes, stylistes, musiciens ou gens de th��tre: le �91 quai de la Gare�, gros fortin industriel �chou� face � Bercy, � deux pas de la Biblioth�que de France, regroupe quelque 150 artistes r�partis dans une centaine d'ateliers, en place des d�funts entrep�ts frigorifiques de la SNCF. Ce Bateau-Lavoir des ann�es 90 usine jour et nuit. M�me s'il ne s'agit pas � proprement parler d'un squat, puisqu'ils paient des loyers (parfois tr�s chers), la situation des occupants reste pr�caire. Ils sont en effet menac�s d'expulsion et leur b�timent de destruction pour faire place � une immense ZAC de 900 000 m�tres carr�s de bureaux. Jacques Toubon pr�side la soci�t� d'am�nagement. Entre promoteurs et artistes, il a d� choisir. Par mesure de consolation, l'ex-ministre de la Culture a tout de m�me manifest� son �voeu de relogement� pour ces derniers, quelques centaines de m�tres plus loin, dans les anciens Moulins de Paris, bient�t transform�s en vaste complexe multiculturel. Pourquoi ce mic-mac, quand le �91� a le m�rite d'exister? �C'est un non-sens, r�pond Jean-Paul R�ti, sculpteur. Qu'on nous d�montre la n�cessit� de la disparition de ce b�timent. Ou bien qu'on nous reconnaisse enfin un droit moral sur un lieu dans lequel nous avons tellement investi de nous-m�mes et de notre poche.�
Au �91�, l'esprit est � l'�clectisme et � l'individualisme. Ailleurs, dans d'autres squats, l'absence de cloisons entre les ateliers et la promiscuit� ont confondu les genres. Comme la Zen, qui m�le art cloche, pour son go�t des mat�riaux de r�cup�ration, et inspiration graffitiste proche de Combas ou de Di Rosa. Du fait des espaces - grandioses - et d'un mode de vie largement d�brid�, les squartistes ont en commun de r�aliser des oeuvres imposantes et ultracolor�es. �Si je mets beaucoup de couleur dans mes toiles, explique Ludovic Walsh, 29 ans, c'est que la vie actuelle, autant que la peinture des galeries, me para�t terne.�
Les squartistes organisent des f�tes pour exposer et vendre leurs toiles. Court-circuit�s, galeristes et critiques marquent leur agacement. �Les marchands ont compris qu'ils ne pouvaient plus contr�ler notre production. On leur �chappe et ils n'aiment pas �a.�
Le �91� vient de c�l�brer son dixi�me anniversaire avec expos, cabaret et cirque rock (Manu, de la Mano Negra, a fait danser des chevaux sur sa musique). L'occasion de se perdre dans les coursives bariol�es de ce b�timent singulier et de d�couvrir les d�cors antiques, kitsch et toc de Paolo Calia, les dr�les de bitoniaux en spirale de Paella Chimicos, les �filles� descendues, le temps d'un tapin, des toiles de Dominique Larrivaz, les machines musicales de Jacques Remus, les ic�nes psych�d�liques de Ludovic Walsh ou les sculptures murales de Jean-Paul R�ti.
Quai de la Gare ou rue du Dragon, mais aussi passage Brulon, rue des Cascades, ou au Cri de l'Alarme, rue Robespierre, � Montreuil: entrez sans crainte. Les squartistes ne mordent pas.

PHOTOS:
*Une sculpture de Ludovic Walsh devant les Grands Moulins de Paris, o� d�m�nageront ceux du �91 quai de la Gare�.
*Paolo Calia au 91, quai de la Gare.
*TNT: Th��tre national terroriste.